Ces stéréotypes qui nuisent aux femmes au travail

Ceci est ma traduction en français de l’article que j’ai écrit le 8 mars et publié le 9 : Bias against women in the workplace.

12 minutes


Alors que nous nous approchons de la fin du premier quart du XXIe siècle, et en dépit d’un passé historique riche en terme de défense pour l’égalité des droits des femmes, je suis peinée que beaucoup d’entre nous sont encore ignorants des biais qui entravent ou nuisent aux femmes, et ça me révolte que certains parmi nous défendent le status quo.

On observe le 8 mars la journée internationale des droits de la femme qui donne lieu à travers le monde à des commémorations des avances sociales, économiques, culturelles et politiques des femmes (ou bien des luttes en faveur des droits des femmes, des luttes pour la fin des inégalités par rapport aux hommes.)

En 2023 nous observons ce jour pour la 115e fois.

Aujourd’hui, je voudrais attirer l’attention sur les biais contre les femmes, et en particulier ceux auxquels elles se heurtent au travail.

J’illustre chaque biais par des exemples tirés de la série télévisée américaine “Mad Men” qui dépeint les changements sociaux et moraux aux États-Unis dans les années soixante, en suivant l’acteur Jon Hamm qui interprète le rôle principal de Don Draper, directeur créatif à succès dans une agence publicitaire de New-York. La série raconte avec une précision historique remarquable comment les femmes dans un monde d’hommes ont fait leur marque et se sont réalisées, en dépit du machisme endémique.

  1. Les biais
  2. Les biais auxquels se heurtent les femmes au travail
  3. L’impact négatif des biais au travail
  4. Illustrations des biais communs au travail
    1. Biais de performance
    2. Biais d’attribution
    3. Biais de sympathie
    4. Biais de la maternité
    5. Biais d’affinité
    6. Amalgame de biais (biais d’intersection)
  5. Faites partie de la solution
    1. Personne n’est à l’abris des biais
    2. Casser les biais au travail
  6. Sources
  7. Pour aller plus loin

Les biais

Un biais est une prédisposition, une préférence, une tendance qui inhibe le jugement impartial. Les biais sont responsables de mauvaises décisions. Je pourrais ouvrir une parenthèse et nous perdre dans les méandres que décrit le prix Nobel d’économie Daniel Khaneman dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (“Thinking Fast and Slow”) qui explique comment nos biais sont exploités pour nous faire prendre de mauvaises décision (qui pour la plupart profitent au capitalisme), mais je n’ai pas l’élan de vous barber avec ça !

Nos biais internes ne sont pas seulement offensants, ils peuvent aussi être nocifs. Lorsque l’on considère la population active devant gagner sa vie, les biais internes sont injustes pour les femmes, d’autant plus lorsqu’elles s’écartent de “la norme” en terme d’âge, de milieu, de race, d’orientation sexuelle, de croyance religieuse.

Les biais auxquels se heurtent les femmes au travail

L’impact négatif des biais au travail

Individuellement, ou combinés, ces stéréotypes se matérialisent très concrètement par les femmes au travail :

  • Salaire inéquitable
  • Responsabilités rares ou moindres
  • Discrimination
  • Plafonds de verre
  • Micro-aggressions
  • Harcèlement sexuel
  • Gaspillage de talents
  • Burn-out, épuisement professionnel

Illustrations des biais communs au travail

Biais de performance

C’est le mauvais bon vieux stéréotype selon lequel le genre, tel l’ADN, prédispose à certains métiers eu égard aux compétences intrinsèques. Les performances des femmes sont sous-estimées alors que celles des hommes sont sur-estimées.

L’écart des salaires entre hommes et femmes est une illustration claire du biais de performance, où les femmes touchent un salaire inférieur tout en accomplissant le même travail.

Exemple : Dans le premier épisode de la première saison de la série TV sur la publicité dans les années 60 “Mad Men”, Rachel Menken sollicite les services de l’agence publicitaire pour attirer une clientèle raffinée et riche dans le magasin de son père juif. Le directeur d’agence ayant eu recours à un subterfuge pour rendre son agence attractive en invitant leur seul employé juif qui travaille au service courrier, ainsi lorsque leur meilleur directeur créatif Don Draper arrive et voit cet inconnu à côté de Rachel, il tend immédiatement la main vers l’homme, croyant qu’il devait être le propriétaire du magasin.

Biais d’attribution

Cousin du biais de performance, le biais d’attribution provient de la façon dont on perçoit la valeur, et est à l’origine de la croyance que les accomplissements des femmes ont moins de valeur que celles des hommes. Ainsi, on donne moins de crédit aux femmes, on les remet plus souvent en cause, et la barre est placée beaucoup plus haut pour les femmes qui tentent (malheureusement sans grand succès) de prouver leur valeur au travail.

Les femmes en viennent même à douter de leur mérite par rapport à celui des hommes, ou bien leur confiance s’émousse graduellement en conséquence du biais d’attribution. Ce biais est aussi à l’origine du fait que les hommes candidatent aux postes ou aux promotions dont ils ne remplissent que 60% des critères, alors que les femmes ne le font que si elles remplissent l’intégralité des critères.

Le “plafond de verre” est une métaphore pour la barrière invisible qui empêche les femmes qualifiées de faire le travail qu’elles méritent et de progresser dans la hiérarchie au travail.

Exemple : un des personnages principaux de “Mad Men”, Peggy Olsen incarne la perle rare que le destin a mis sur le chemin de sa propre pleine réalisation et sur le chemin de l’industrie de la publicité dont elle va convertir la commercialisation vulgaire en art subtile. Elle progresse tout au long de la série, d’abord comme secrétaire puis gravit ensuite les échelons pour devenir rédactrice junior, et enfin, au prix de beaucoup beaucoup beaucoup d’effort, devient la meilleure rédactrice de l’agence.

Biais de sympathie

Le patriarcat assure aux homme le droit de se faire entendre, de prendre les choses en main, de mener, et lorsqu’ils le font, cela semble naturel; ils remplissent leur rôle. Mais la société attend des femmes qu’elles soient douces, dociles, aimantes, ainsi dès lors qu’elle s’affirment ou revendiquent, elles inspirent des réactions défavorables. La dissonance entre l’attente qu’on a d’un rôle lié au genre et la réaction face aux traits présentés mène à l’aversion. Quand les femmes s’affirment, on les trouve intimidantes, agressives, autoritaires, et on ne les aime pas.

Ce biais a un paradoxe intéressant car il mène à une double contrainte du biais d’attribution : une femme agréable et gentille inspire moins de compétence. En d’autres termes : les femmes ne peuvent pas prévaloir.

Exemple : Megan Calvet de “Mad Men”, ancienne aspirante actrice dont les talents et aptitudes sont multiples, devient l’épouse de Don Draper. Elle s’épanouit en une femme libérée pleine de potentiel pour finalement flétrir aux mains d’un mari qui la pousse aux échecs, la manipule de toutes sortes de façons, et tombe en désamour de cette femme qu’il ne comprend pas.

Biais de la maternité

Le biais de la maternité est la croyance absurde que les mères sont moins investies et moins compétentes au travail, que toute aptitude et capacité au travail atteint le point mort dès lors qu’une femme tombe enceinte, et disparaît complètement une fois que la femme est devenue mère.

Ce biais, combiné avec celui de performance, est responsable du fait que bien moins d’opportunités sont présentées aux femmes et qu’on met la barre plus haut pour les mères que pour les pères.

Example: Faye Miller, “Mad Men”‘s marketing research consultant, tells Don Draper that she “chose” not to have children so as to have a career. Peggy Olsen used elaborate clothing tricks to hide her pregnancy and pretended illness when she had to give birth and then gave the baby up for adoption because having a career was her life. Women with professional aspirations were often forced to make sacrifices in the 60s because employers were well within legal rights to fire women who had babies.

Exemple : Faye Miller, la consultante en recherche marketing de “Mad Men” déclare à Don Draper qu’elle a “choisi” de ne pas avoir d’enfants afin d’avoir une carrière. Peggy Olsen quant à elle a rusé en s’habillant de façon à cacher sa grossesse et prétendit une maladie pour accoucher puis mis l’enfant à l’adoption car sa vie était sa carrière. Les femmes ayant des aspirations professionnelles étaient souvent obligées de faire des sacrifices dans les années 60 car les employeurs étaient dans leur bon droit de licencier celles qui avaient des enfants.

Biais d’affinité

Il s’agit de la tendance qu’ont les gens à graviter vers ou être attirés par ceux qui leur sont similaires en apparence, croyances, origine. Un effet de bord pernicieux ou même vicieux est la tendance à éviter ou même détester les gens ou les groupes qui sont différents.

Puisque le milieu professionnel est dominé par les mâles blancs, ce biais affecte les femmes, d’autant plus si elles sont de couleur. C’est le biais qui fait le plus de détriment aux femmes au travail : décisions de recrutement injustes, promotions inéquitables, idées balayées ou volées.

Exemple : Joan Holloway de “Mad Men”, la responsable du secrétariat connaissant les moindres détails et ficelles et ayant atteint le plus haut rang parmi les femmes, mène sa barque avec jugeote. À force d’intelligence et de détermination, et même au prix inimaginable de sa personne lorsqu’elle doit coucher avec un client potentiel pour avoir une chance de devenir partenaire, elle obtient une bien maigre victoire et de bien courte durée puisque Don Draper met fin au contrat avec le client en ainsi détruit ce qu’elle a construit. Finalement, Joan reçoit une promotion bien méritée, mais pas suite à une évaluation objective de ses atouts, mais bien parce qu’un homme en position de pouvoir l’a décidé sur un coup de tête.

Amalgame de biais (biais d’intersection)

Ce biais est l’amalgame des biais sexistes et des biais touchant d’autres groupes. Les hommes et les femmes appartenant à trois ou plus minorités se retrouvent paradoxalement à faire l’expérience de n’appartenir à aucune. La combinaison de plusieurs biais sont à l’origine de discriminations malfaisantes au titre du genre, de la race, de l’orientation sexuelle, des croyances religieuses, de l’âge, du handicap, du milieu, ou au titre de plusieurs de ces critères.

Exemple : Je ne crois pas que la série TV “Mad Men” a véritablement traité de l’amalgame de biais, bien que le racisme au travail soit dénoncé de façon oblique en montrant les inégalités et injustices sous la forme d’anecdotes lorsque l’on suit ce qui arrive à divers personnages, de façon à préparer le terrain pour une scène spectaculaire où le personnage le plus sympathique de la série, Bert Cooper, qui est le fondateur de l’agence et un charmant et vieillissant excentrique, fait preuve de racisme caractérisé alors qu’il aperçoit Dawn, une femme noire éminemment capable, mise au poste de réceptionniste. Bert demande immédiatement à la responsable du secrétariat, Joan, de mettre Dawn ailleurs, en déclarant “Je suis tout à fait pour l’avancement des personnes de couleur, mais je ne crois pas qu’elles doivent avancer jusqu’à ce retrouver au devant de notre réception.

Faites partie de la solution

Personne n’est à l’abris des biais

Saviez-vous que sur un groupe de 100, 76 personnes associent les hommes avec la carrière, et les femmes avec la famille ?

Saviez-vous que sur un groupe de 100, 75 personnes montrent une préférence pour les personnes blanches par rapport aux personnes noires (même lorsque la moitié dans le groupe sont des personnes noires) ?

Vous pouvez vous renseigner sur, et même faire vous-même, le Harvard’s Implicit Association Test (IAT) (test d’association implicite).

Avoir conscience (de la notion générale de biais internes, de ses propres biais, des biais communs au travail) n’est pas suffisant. Si vous y réfléchissez, vous savez à moins d’être un vil hypocrite, que les études ont raison lorsqu’elles prouvent que les collègues d’équipes diversifiées sont plus attentifs, plus investis, et travaillent mieux. Ou lorsqu’elles prouvent que les organisations ayant plus de femmes à la direction ont des pratiques et règles plus généreuses et sont à l’origine de produits meilleurs.

Pourquoi ? Parce que si les femmes sont inclues, cela devient plus facile d’inclure d’autres groupes. Nous progressons tous lorsque les femmes progressent.

Casser les biais au travail

  1. Sensibiliser les employés en les formant à identifier et reconnaître les biais.
  2. Réduire les risques dûs aux biais en élaborant des critères clairs et définis (pour l’embauche, les évaluations de performance, les promotions).
  3. Faire le choix délibéré de l’équité pour le genre, la diversité et l’inclusivité partout où des décisions mesurées doivent être prises.
  4. Définir des objectifs d’équité pour le genre, la diversité et l’inclusivité.
  5. S’engager à rendre des comptes quant aux objectifs fixés.
  6. Analyser régulièrement les salaires et les écarts, la distribution homme-femme. Remettez en cause la domination des postes de direction par l’homme blanc d’âge mûr hétérosexuel.
  7. Permettre à quiconque de dénoncer les biais, en toute sécurité, facilement et efficacement.
  8. Se doter de vrais moyens pour empêcher les situations abusives de s’envenimer et les comportements hostiles de persister.

Sources

Pour aller plus loin

Musashi dans la parfaite lumière

Musashi Miyamoto avec deux bokken (Estampe de Utagawa Kuniyoshi).
Musashi Miyamoto avec deux bokken (Estampe de Utagawa Kuniyoshi).

Je viens de finir la lecture de La Parfaite Lumière d’Eiji Yoshikawa [1], second volet du roman de la vie de Miyamoto Musashi, un personnage historique réel dans le Japon du XVIIe siècle, et inventeur de la Voie des deux sabres. J’avais lu le premier volet, La Pierre et Le Sabre, alors que j’étais toute jeune, et l’ai relu avec passion l’an dernier. La lecture des deux volets m’a pris presqu’un an. Ça se lit très bien, mais je ne souhaitais pas lire vite. Je souhaitais savourer l’histoire longtemps.

Vlad et moi sommes allés au Japon en juin dernier. À Kyoto particulièrement, certains lieux avaient jadis été des endroits familiers de Musashi, ou des endroits où il combattit. C’est le cas du Rengeōin, le Sanjūsangen-dō, que nous avons visité.

Musashi s’y serait battu en duel avec Yoshioka Denshichirō, de la Maison Yoshioka, en 1604. Musashi désarma Denshichirō et le vainquit. À l’intérieur du Rengeōin, nous avons admiré un des trésors nationaux du Japon —les mille statues armées en or de Kannon, les vingt-huit statues en bois des dieux gardiens ainsi que les deux statues de Fūjin (dieu du vent) et Raijin (dieu de la foudre). Elles y étaient déjà au temps de Musashi. Nous avons également vu une exposition de photos tirées des films dont l’histoire s’y passait. Sur l’une d’elles on voyait le duel entre Musashi et Denshichirō ; la description m’a contrariée. Plus que décrire la scène elle-même, elle révélait l’intrigue !

À tel point qu’atteindre le dénouement du second livre avait perdu tout intérêt à mes yeux. Je connaissais déjà la fin, aussi ne me restait-il qu’à parcourir les pages à mon gré et m’immerger dans les aventures de Musashi et sa quête philosophique. Ce que je fis jusqu’à hier soir.

J’ai fini les quelques chapitres restant hier. Oh, surprise ! La fin n’était pas celle suggérée dans la description de la photo exposée au Rengeōin. J’ai douté cinq pages avant la fin.

Voici quelques citations, ne révélant pas l’intrigue, tirées de La Parfaite Lumière d’Eiji Yoshikawa, illustrant la quête philosophique de Miyamoto Musashi.

Musashi cherchait une Voie du sabre qui embrassât toute chose. (p. 58)

La Voie du samouraï… Il se concentra sur ce concept, tel qu’il s’appliquait à lui-même et à son sabre.
Soudain, il vit la vérité : les techniques de l’homme d’épée n’étaient pas son but ; il cherchait une Voie du sabre qui embrassât toute chose. Le sabre devait être beaucoup plus qu’une simple arme ; il devait être une réponse aux questions existentielles. La Voie d’Uesugi Kenshin et de Date Masamuno était trop étroitement militaire, trop étriquée. À lui d’y ajouter un aspect humain, de lui donner une plus grande profondeur, une plus grande élévation.
Pour la première fois, il se demandant s’il était possible à un être humain insignifiant de ne faire qu’un avec l’univers.

La Voie du sabre devait être une source de force. (p. 165)

Musashi estimait son but en parfait accord avec ses idéaux d’homme d’épée.
Il en était venu à considérer la Voie du sabre sous un nouvel angle. Un an ou deux auparavant, il voulait seulement vaincre tous ses rivaux ; or maintenant, l’idée que le sabre existait pour lui donner pouvoir sur autrui ne le satisfaisait plus. Abattre les gens, triompher d’eux, montrer jusqu’où sa propre force pouvait aller, tout cela lui semblait de plus en plus vain. Il voulait se vaincre lui-même, soumettre la vie elle-même, faire vivre les gens plutôt que les faire mourir. La Voie du sabre ne devait pas servir uniquement à son propre perfectionnement. Elle devait être une source de force pour gouverner les gens, les conduire à la paix et au bonheur.

Musashi se prépare à peindre. (p. 675)

Il considérait le papier blanc comme le grand univers de la non-existence. Un simple coup de pinceau y ferait naître l’existence. Il pouvait évoquer la pluie ou le vent à volonté mais, quoi qu’il dessinât, son cœur subsisterait à jamais dans le tableau. Si son cœur était corrompu, le tableau le serait aussi. S’il essayait de faire étalage de son adresse, impossible de le cacher. Le corps humain s’efface, mais l’encre survit. L’image de son cœur survivrait après que lui-même aurait disparu.
Il sentit que ses pensées le retenaient. Il était sur le point d’entrer dans le monde de la non-existence, de laisser son cœur parler seul, indépendamment de son ego, libéré de la touche personnelle de sa main. Il essayait d’être vide, attendant l’état sublime où son cœur s’exprimerait à l’unisson de l’univers.

L’eau a la vie éternelle. (p. 686)

Par-dessus bord, il regardait tourbillonner l’eau bleue. Elle était profonde à cet endroit, infiniment profond, et animée de ce qui semblait être la vie éternelle. Mais l’eau n’a pas de forme fixe et déterminée. N’est-ce pas parce que l’homme a une forme fixe et déterminée qu’il ne peut posséder la vie éternelle ? La vraie vie ne commence-t-elle pas seulement lorsque la forme tangible a été perdue ?

[1] J’ai lu 5392

Ma rencontre imprévue, imprévisible, et belle

Ce soir j’ai rencontré quelqu’un. Karima. Une dame d’âge mûr, habillée avec élégance et dont le visage évoquait celui de Sophia Loren, et qui aidait au service dans le restaurant italien où j’ai choisi de diner, un peu tard.

Elle avait envie de parler. Elle semblait contente de pouvoir me renseigner en français sur le menu. Les convives qui étaient là, à la tablée de quatre, étaient tous italiens et elle ne parlait pas la langue. Les clients qui sont arrivés après moi étaient aussi des italiens. Décidément. Il ne restait que la télé où BFMTV nous donnait les nouvelles, le chef en cuisine, et moi. Alors elle regardait la télé, elle arrangeait des choses ça et là, elle servait et desservait, elle disparaissait brièvement en cuisine.

C’est au moment du dessert qu’elle engageât la conversation, depuis une table devant moi, alors qu’inspirée par le reportage de BFMTV sur l’inhumation de Nelson Mandela, elle me fit part de son admiration pour le grand homme qui avait tant oeuvré pour son pays et l’humanité. J’acquiesçais et hochais la tête.

La vérité, c’est qu’entre les bruits de repas du couple d’italiens à ma gauche et le son même faible de la télé, je ne l’entendais pas assez pour la comprendre et je ne parvenais pas à tout lire sur ses lèvres.

Je reconstituais tant bien que mal les phrases, et priais que mes réponses et mouvements de tête s’accordaient bien avec ses propos. “Mandela a quand même passé vingt-sept ans en prison !” “Il a failli être exécuté.” [Karima traça un trait horizontal sur sa gorge avec son doigt] “En France … gouvernement de Giscard … puis Mandela libéré” Je n’ai pas saisi. “Afrique du Sud … Ma belle-fille vient de Cape Town.” “C’est bientôt l’anniversaire de mes jumeaux.” “Oh, lui ai-je répondu, vous avez des jumeaux? Mon frère et moi sommes jumeaux !” “Oui, ils auront 38 ans bientôt, ils sont Capricorne.” Le même âge que mon frère et moi. Karima partageait désormais des bribes de sa vie.

J’ai alors invité Karima à prendre place à ma table si elle voulait, en lui expliquant que je l’entendais mal. Une fois à proximité, malheureusement, elle baissa naturellement le volume de sa voix et certains de ses mots restaient couverts par ceux des voisins et de la télévision.

C’est ainsi. C’est ainsi que j’ai appris son prénom, celui de ses enfants ainsi que leur âge, leurs métiers, le pays où ils habitent. C’est ainsi que j’ai appris que Karima, mariée à l’âge de 15 ans, divorça à 28 ans et éleva seule ses deux enfants, les faisant voyager entre le Maroc, la France et Dubai, leur apprenant le protocole, la vie avec les riches, les pauvres, à donner au pauvres, etc.

J’ai appris en une heure une quantité de choses sur Karima et ses enfants, leur caractère, leurs récentes activités et leurs projets. Mais c’était surtout une rencontre imprévue, imprévisible, et belle.